Depuis plusieurs semaines la ville de Montpellier est toute décorée aux couleurs du peintre Frédéric Bazille. On a vraiment l'impression qu'une grande opération de marketing essaie de lancer ce peintre montpelliérain du XIXème siècle, un peu comme on lancerait une nouvelle savonnette. Des tramways ont été entièrement repeints en son honneur, l'office du tourisme de Montpellier organise des circuits de visite sur les traces de Frédéric Bazille, une application pour téléphone portable peut aussi être téléchargée, et toute la presse parle de l'illustre homme.
Le prétexte de cette promotion est fourni par une grande exposition qui est consacrée à Frédéric Bazille au musée Fabre de Montpellier. Ce musée des beaux-arts est en quelque sorte pour Montpellier ce que le musée du Louvre est à Paris. Il expose dans un grandiose bâtiment situé sur l'Esplanade de Montpellier une impressionnante collection permanente d’œuvres d'art, essentiellement de la peinture et des sculptures. Et il organise parallèlement des expositions temporaires.
L'exposition temporaire actuelle, depuis le 25 juin 2016 jusqu'au 16 octobre 2016, est donc consacrée à Frédéric Bazille, né en 1841 à Montpellier et mort en 1870 au front de Beaune-la-Rolande, près d'Orléans où il était engagé volontaire. Elle est sous-titrée: "La Jeunesse de l'Impressionnisme". C'est une rétrospective internationale que le musée Fabre a organisée avec le musée d'Orsay à Paris et la National Gallery of Art de Washington. L'exposition voyagera d'ailleurs dans ces deux musées prestigieux: du 15 novembre 2016 au 5 mars 2017 à Paris, puis du 9 avril au 9 juillet 2017 à Washington. Le prix d'entrée au musée Fabre est de 10 €, mais avec le Pass'Métropole on peut avoir le tarif réduit de 9 €.
Un exemple de la bazillomanie qui a saisi Montpellier est la programmation de l'orchestre philharmonique de Montpellier, dont le concert du 30 septembre dernier était intitulé "Esprit Second Empire" et qui a été consacré à deux contemporains de Frédéric Bazille: Hector Berlioz (1803-1869) et Johannes Brahms (1833-1897). Pendant le concert étaient projetées sur la scène du Corum des images de tableaux du musée Fabre, et notamment de l'exposition Bazille.
On voit donc qu'aucun effort n'a été épargné pour donner à cette exposition un grand retentissement, et par là-même essayer de donner à Frédéric Bazille une renommée nationale voire internationale, lui qui était jusqu’alors encore un peu considéré comme un peintre régional de second ordre. Quand on lit le catalogue de l'exposition, on comprend l'ambition: ce n'est pas la première fois que la famille, les amis, les amateurs et aussi quelques collectionneurs ou marchands d'art essaient de lancer Frédéric Bazille mais sans y arriver auprès du grand public.
Paul Perrin, conservateur des peintures du musée d'Orsay, signe dans ce catalogue un article intitulé "La gloire de Frédéric Bazille commence à peine". Il explique en substance que Frédéric Bazille, mort à 29 ans, n'a pu consacrer que huit années à la peinture, a peint en tout seulement une soixantaine de tableaux, n'en a vendu aucun de son vivant et n'en a exposé que cinq au Salon des peintres à Paris. Sa réputation n'était pas nulle mais insuffisante pour que sa célébrité survive à sa mort. D'ailleurs dans ses nécrologies, purement locales, on ne parle pas de la disparition d'un artiste-peintre, mais de celle du "fils de l'honorable président de la chambre d'agriculture". C'est en effet son père Gaston qui était une personnalité locale, une figure de la bourgeoisie protestante de Montpellier, qui a fait fortune dans l'orfèvrerie, le négoce puis la viticulture. Il a été adjoint au maire de Montpellier.
C'est sur ce terreau un peu aride que pas à pas ses défenseurs ont essayé de construire sa renommée. Il fallait d'abord un peu mieux diffuser les œuvres qui étaient presque toutes restées dans les mains de la famille. Judicieusement la famille a fait des donations à quelques musées comme le musée Fabre à Montpellier, mais aussi plus tard au musée de Harvard aux USA, dans l'intention de les intéresser à l'artiste. La plus grande toile de Frédéric Bazille, qui est aujourd'hui aussi la plus célèbre, "La réunion de famille", a pour sa part été vendue pour 100 francs symboliques à l'Etat français, et confiée au musée du Luxembourg à Paris. Plus tard d'autres toiles ont encore été données au musée du Louvre. La famille prête aussi volontiers des peintures pour des expositions organisées ici ou là, même si les critiques ne donnent alors qu'une place mineure à Bazille, le présentant parfois comme un petit disciple d'Edouard Manet, au mieux comme un vague précurseur des grands impressionnistes.
A Montpellier la tombe de l'artiste au cimetière protestant de Montpellier a été décorée en 1874 d'un imposant monument funéraire avec un buste de l'artiste. Mais j'y suis passé récemment et j'ai pu constater que malgré la ferveur actuelle en faveur de Frédéric, aucune rénovation de sa plaque presque illisible, même aucune fleur, ne mettait en valeur le tombeau. On m'a prétendu que cela traduisait la rigueur protestante de la famille !?
En 1910, son frère Marc Bazille réussit à organiser une grande exposition rétrospective sur Frédéric Bazille au Salon d'Automne de Paris. Les 23 œuvres exposées retiennent l'attention des artistes et spécialistes, mais pas du tout du grand public. La critique le considère encore comme un artiste de second rang, certes prometteur, mais dont la mort trop précoce n'aurait pas permis de donner la mesure de son talent.
Une plaque sera posée en 1928 sur la façade de sa maison natale, l'hôtel Périer, à Montpellier dans la Grand Rue Jean Moulin.
Dans les années 1930, le succès grandissant des peintres impressionnistes, notamment Claude Monet, Edouard Manet ou Auguste Renoir, est parfois l'occasion d'évoquer Bazille. Il les a fréquentés, parfois même subventionnés grâce à l'argent que ses parents lui octroyaient croyant qu'il faisait des études de médecine, et il a fait un portrait de Renoir. Mais ce n'est toujours pas la gloire, seulement son ombre.
Le relais est pris par les milieux artistiques protestants ou languedociens qui organisent des expositions à Paris ou à Montpellier, notamment pour le centenaire de sa naissance en 1941. Le retentissement reste local et certains critiques jugent que "la réputation qui est faite à Frédéric Bazille est sinon excessive, du moins largement suffisante". Frédéric Bazille risque désormais d'être cantonné dans l'image d'un peintre régional du protestantisme languedocien, alors qu'il a fait toute sa carrière d'artiste-peintre en rupture avec sa famille de Montpellier pour travailler à Paris au contact des ceux qui allaient devenir les plus grands peintres impressionnistes, réputés dans le monde entier.
Après guerre, c'est le marchand d'art Wildenstein qui consacre en 1950 une grande exposition à Bazille dans sa galerie parisienne. Il réunit une cinquantaine de tableaux, provenant bien sûr surtout de la collection familiale, et dont beaucoup n'avaient encore jamais été exposés. C'est dans le catalogue de cette exposition que figure la phrase, encore presque valable plus de 65 ans après: "La gloire de Frédéric Bazille commence à peine". Bien que les Wildenstein aient mis le paquet sur cette expo, avec un numéro spécial de la revue "Arts" et l'ambition d'en faire l’événement artistique de l'année à Paris, elle n'a pas non plus connu de succès public. Beaucoup d'amateurs flairant une opération commerciale sont restés chez eux.
Qu'en sera-t-il de cette triple exposition de Montpellier, Paris et Washington ? Est-ce que cette fois sera la bonne pour que Frédéric Bazille partage un peu de la gloire de ces impressionnistes dont il a partagé la vie et l'oeuvre ? Eh bien, j'ai envie de répondre oui, au vu de l'exposition que nous avons pu visiter au musée Fabre. C'est en effet pour moi une découverte très saisissante.
Je préfère ne pas faire de grands développements ici sur l'art de Frédéric Bazille, car ils seraient assez pauvres à côté de tout ce qu'on peut lire actuellement sur l'artiste. Retenons simplement que c'est un maître des contrastes d'ombre et de lumière, sans aller jusqu'à la fragmentation de la touche qui sera la marque de l’impressionnisme. Il est également l'un des premiers, sinon le tout premier de son époque, à avoir fusionné le portrait et le paysage, en peignant des portraits en extérieur, mêlant la sensualité des personnages à la quiétude des paysages, souvent sous le soleil languedocien.
L'exposition qui fait dialoguer une cinquantaine de tableaux et dessins de Frédéric Bazille avec plusieurs toiles de Monet, Cézanne, Sisley ou Renoir, le fait assurément entrer dans le cour des grands. Plusieurs toiles marquantes doivent notamment être connues de tout amateur de peinture sérieux. Mon choix se portera surtout sur les tableaux les plus emblématiques:
La robe rose (1864): ce premier portrait, et pris quasiment de dos, en extérieur, devant le village de Castelnau-le-Lez, montre une palette de couleurs ocres et orangés tout à fait remarquable.
Les remparts d'Aigues-Mortes du côté du couchant (1867) semble un tableau d'une grande simplicité, mais qui rend magnifiquement l'atmosphère figée des remparts sous le soleil, avec une facture très moderne pour son époque, et en tous points comparable à certains tableaux des meilleurs impressionnistes.
La réunion de famille (1867-1868), déjà citée et mise à toutes les sauces, représente la famille Bazille, y compris l'artiste lui-même à l'extrême gauche, dans le domaine familial de Méric, au nord-est de Montpellier. C'est l'un des premiers portraits de groupe en extérieur de la peinture française.
La vue de Village (1868) présente une certaine parenté avec le tableau précédent, mais avec un jeu de lumière encore plus audacieux en mettant la jeune fille au premier plan à l'ombre et en inondant de soleil le village de Castelnau-le-lez à l’arrière-plan.
La Scène d'été (1869-1870) est une composition où l'ombre du premier plan fait aussi contraste avec l'arrière-plan plein de lumière. Des jeunes hommes quasi nus, qui se détendent dans différentes activités, donnent une atmosphère très particulière à ce tableau. Comme Frédéric Bazille a peint plusieurs tableaux d'hommes nus et quasiment jamais de femmes nues, et qu'en outre il ne s'était pas marié, certains s'interrogent sur son orientation sexuelle. Mais cela a été contesté et d'ailleurs cela ne nous regarde pas.
Les deux tableaux intitulés Négresse aux Pivoines (1870) sont cette fois l'occasion d'allier le portrait à une nature morte de fleurs, avec une maîtrise extraordinaire.
La toilette (1870), un des derniers tableaux peints l'année de sa mort, est sans doute une exception dans la mesure où la femme qui fait sa toilette est nue. On est là dans un intérieur très riche et coloré et non plus en extérieur. Ce tableau a fait l'objet de beaucoup de comparaisons, et notamment avec Manet (et son Olympia), Boucher ou Watteau. Pour ma part, il me fait plutôt penser à Ingres.
Tout cela est bien sûr mon impression subjective et on a le droit de le contester. En tous cas, il faut se faire son propre jugement, je recommande donc à ceux qui le pourront d'aller voir cette magnifique exposition. Même s'ils ne sont pas convaincus par Frédéric Bazille, ils en sortiront avec des idées nouvelles sur l'histoire de la peinture et sur l'impressionnisme, et c'est déjà beaucoup.
Pour finir, je voudrais évoquer un autre artiste dont le sort posthume me fait un peu penser à la destinée qu'a connue jusqu'ici Frédéric Bazille. Il s'agit du peintre montalbanais Marcel Lenoir. Lui aussi est né, 31 ans après Bazille, dans une famille d'orfèvres, à Montauban, est allé à Paris fréquenter les artistes de son époque au début du XXème siècle, a fait une oeuvre très originale et remarquable, qui reste cependant totalement méconnue, et qui est détenue pour une grande part dans la famille du collectionneur Claude Namy qui l'expose dans un musée Marcel Lenoir au château de Montricoux en Tarn-et-Garonne.
Souhaitons à Marcel Lenoir de trouver les soutiens qu'a trouvés Frédéric Bazille, pour que sa gloire puisse un jour commencer.
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